Ceux qui ne croient pas au miracle

cura-bartimeuC’est un fait prouvé par l’expérience de tous les jours et de tous les temps que les miracles les plus avérés, les plus authentiques, miracles qui produisent tout leur effet sur un certain nombre d’âmes, sont, pour d’autres, nuls et non avenus; bien plus se convertissent pour elles en prétextes d’incrédulité.

Ces deux phénomènes absolument contradictoires supposent-ils, dans les uns ou les autres, des états de conscience insolites, anormaux, quelque maladie mentale ou autre, l’absence de quelque faculté naturelle? Nullement: le chrétien qui croit, comme Bossuet, a toute sa raison; l’incrédule, qui nie, comme Voltaire, peut être doué des plus riches facultés : entre le croyant et l’incroyant on ne saurait saisir ni physiologiquement, ni intellectuellement, aucune différence de nature.

Si étrange qu’elle paraisse cette contradiction n’étonne aucun chrétien : car elle a été littéralement prévue, prédite et décrite dans l’Évangile. Le même Sauveur qui a dit : «Si je n’avais pas fait des signes comme personne n’en a fait, il n’y aurait point de péché à refuser de me reconnaître comme fils de Dieu», a dit aussi, avec l’insistance la plus explicite : « Mais maintenant ET ils ont vu mes œuvres ET ils me haïssent moi et mon père » (Joan., xv, 24). Dans la parabole du mauvais riche, nous entendons l’infortuné, du sein des tourments, dire à Abraham:

« Je vous en conjure, mon père, envoyez Lazare dans la maison de mon père; car j’ai cinq frères, et il leur rendra témoignage de la vérité, afin qu’ils ne viennent pas à tomber un jour, eux aussi,, dans ce lieu de tourments. » Et Abraham lui dit : « Ils ont Moïse et les prophètes, qu’ils les écoutent; alors le mauvais riche : Non, ô père Abraham, mais si quelqu’un des morts va les trouver, ils feront pénitence. Non, répond Abraham, s’ils n’écoutent ni Moïse, ni les prophètes, ils ne croiront pas davantage à un mort ressuscité » (Luc, xvi, 27-31).

Ce phénomène d’incrédulité, ainsi prévu et prédit, se réalise en acte dans l’Évangile même. Les Pharisiens voient Lazare ressuscité, et ce miracle, dit l’Évangile, provoque la foi d’un grand nombre. Du fait, certainement miraculeux, qu’Us ont sous les yeux, les Pharisiens concluent- ils pour eux l’obligation de croire? En aucune façon : dans ce fait même ils trouvent la raison décisive qu’ils cherchaient pour mettre à mort celui qui a ressuscité Lazare:

« Que ferons-nous? se disent-ils. Voilà un homme qui fait beaucoup de miracles. Si nous le laissons libre, tout le monde va croire en lui ; et les Romains viendront et c’en sera fait de notre ville et de noire nation. Ils ne pensaient donc plus, depuis ce jour-là, qu’à trouver un moyen de le faire mourir » (Joan., xi, 47-53).

Déjà, plus d’une fois, témoins de miracles éclatants, par exemple de l’expulsion de quelques démons, ils avaient soutenu que ce n’était pas par la vertu de Dieu présente en lui, mais par l’action supérieure du prince des démons lui-même, que Jésus chassait les mauvais esprits, et la réponse péremptoire du Sauveur ne les avait pas convaincus. Enfin, lorsque le plus grand des miracles éclate, quand Jésus est sorti victorieux du tombeau, les pharisiens ne se tiennent pas pour battus. Ils savaient que Jésus avait prédit sa résurrection, et, en présence des affirmations de Madeleine et des Apôtres, leur devoir semblait indique : faire une enquête sérieuse pour savoir si ce fait unique, surnaturel entre tous, mais si formellement attesté, avait quelque fondement dans la réalité. Rien de tout cela : ils ne veulent pas avoir le démenti de ce qu’ils se sont promis, de ce qu’ils ont annoncé, et c’est fort cher, sans compter, pecuniam copiosam, dit S. Matthieu (xxviii, 12), qu’ils paieront les soldats pour répandre le bruit que les disciples de Jésus sont venus la nuit, pour enlever son corps. Résumons ici, pour plus de clarté, tout ce que dit l’Évangile sur les miracles, leur existence, leur nécessité, la foi qui leur est due, l’accueil qu’ils rencontrent parmi les hommes.

I. — Bien qu’au témoignage de Jésus lui-même, l’excellence de sa doctrine suffise à en manifester la divinité aune âme de bonne volonté, cependant le même Jésus nous dit que, s’il n’avait pas fait de miracles, il n’y aurait pas de péché à ne pas croire a sa mission divine.

II — Il y a des miracles extérieurs, authentiques, auxquels le devoir de la foi est attaché, sous peine de salut.

III. — Ce sont ces miracles qui, d’ordinaire, avec laide de la grâce, convertissent ceux qui viennent à la foi.

IV. — Enfin il y en a qui voient ces miracles aussi bien que les premiers, et qui, néanmoins, persévèrent et même s’endurcissent dans leur incrédulité.

Cherchez maintenant les raisons de cette incrédulité. Ces raisons, Notre-Seigneur les indique avec précision dans l’Évangile; on les voit souvent signalées dans de nombreux passages du Nouveau, comme de l’Ancien Testament; tous les philosophes chrétiens, en étudiant, dans l’âme humaine, les procédés de la raison et le mystère de la liberté, s’accordent à montrer toujours l’homme, et jamais Dieu responsable de cette incrédulité qui entraîne la perte des âmes, et s’oppose irrémédiablement au salut. Enfin les faits sont là, innombrables, évidents, quotidiens, qui nous font assister à ce drame si douloureux pour une âme chrétienne : d’autres âmes qui nous sont chères, très richement douées parfois du côté des dons naturels, visitées par les mêmes grâces qui nous ont convertis nous-mêmes, tombant, orgueilleuses et satisfaites d’elles-mêmes, dans le gouffre mortel de l’incrédulité.

L’Évangile n’est pas un traité de philosophie; c’est sans doute, de l’aveu de tous, un trésor de doctrine où, depuis sa promulgation, tout esprit pensant est venu puiser, et d’où est sortie manifestement la civilisation moderne. Mais (les Pharisiens l’avaient déjà remarqué) jamais le divin docteur ne parle comme un homme qui annonce une doctrine imaginée par lui-même ou apprise d’un autre homme, un système soumis à la discussion. C’est un maître qui affirme au nom de Dieu, qui promulgue les lois de Dieu son père, auquel il est consubstantiel : « ego et pater unum sumus ». A ce titre il connaît à fond l’homme, sa créature, et rien n’est caché à ses yeux. Aussi nous le voyons devinant les pensées secrètes de ses disciples, de ses ennemis. «Jésus, dit S. Jean, ne se fiait pas à eux, car il les connaissait tous, et il n’avait pas besoin que personne lui rendît témoignage de l’homme, car il savait ce qui était dans l’homme.»[1] Qui donc oserait contredire le maître divin lorsque, témoin et juge sévère de l’incrédulité des scribes et des Pharisiens, il leur dit : « Eh! comment pourriez-vous croire vous qui recherchez la gloire que vous vous donnez les uns aux autres, et non la gloire qui vient de Dieu seul? » (Joan., v, 44).

Cet oracle divin n’est-il pas une observation psychologique d’une absolue justesse, aux yeux de tout homme sincère?

Supposez, en effet, ce cas si ordinaire : un homme qui, pour but de son activité intellectuelle, morale ou physique, se propose exclusivement sa propre satisfaction personnelle, le triomphe de son orgueil, le succès de son ambition, l’accroissement de son bien-être : n’est-il pas clair qu’un tel homme éprouvera une répugnance invincible, un préjugé insurmontable, à l’égard de toute doctrine qui viendra contredire la passion qui le domine? Une vérité pure, austère, sollicite mon adhésion : la condition essentielle pour que je la lui donne, c’est que je sois disposé à l’accepter pour cette seule raison qu’elle est la vérité, la vérité qui est le reflet de Dieu, et, pour parler comme l’Évangile, « une gloire qui émane de Dieu seul ». Les Pharisiens n’en sont pas là. Ils sentent leur pouvoir menacé par l’enseignement de Jésus, c’est assez : sa doctrine est condamnée d’avance. Jésus les renvoie à Moïse et aux Écritures : ils ne les ouvrent pas. Jésus les rend témoins de ses miracles : ils s’en scandalisent. Les miracles qu’ils voient ne leur suffisent pas, ils en réclament d’autres qu’ils savent d’avance qu’on leur refusera. Quand Jésus a ressuscité Lazare, épouvantés de la popularité que ce miracle lui assure, ils se disent sans hésiter : « Hâtons-nous de le faire mourir, car tout le monde va croire en lui. » Quand ils le voient sur la croix ils se figurent enfin tenir leur triomphe définitif: « s’il est vraiment fils de Dieu qu’il descende de la croix et nous croirons en lui! » Jésus fait mieux, il se laisse mourir, ensevelir, mettre au tombeau et il en sort vivant le troisième jour. Ce miracle même, dont la renommée arrive aux Pharisiens, ne les émeut pas : ils refusent de regarder. Comment pourraient-ils voir?

Or, je le demande à toute âme droite, qu’est-ce qu’une incrédulité de cette sorte peut prouver contre la réalité du miracle? Mais aussi qui ne voit, dans l’état d’âme de ces Pharisiens, le type le plus expressif, le plus vrai, de nombre de ceux qui se font gloire de ne pas croire aux miracles? Les savants incrédules sont-ils moins que les Pharisiens préoccupés de la crainte de perdre leur crédit, si la foi venait à prévaloir? Et que dire de la masse des ambitieux, des voluptueux, des riches sans conscience? Qu’y a-t-il de commun entre leur façon d’entendre et de pratiquer la vie, et la sévérité de l’Évangile? Si l’Évangile a raison, ils se sentent perdus; il faut donc que l’Évangile ait tort. S. Paul comparaît devant le proconsul Félix qui s’intéresse fort à tout ce que l’Apôtre lui dit de la foi en Jésus-Christ :

« Mais, comme Paul lui parlait de la justice, de la chasteté et du jugement à venir, Félix en fut effrayé et lui dit : C’est assez pour cette fois, retirez-vous ; quand j’aurai le temps je vous ferai venir, et parce qu’il espérait que Paul lui donnerait de l’argent, il l’envoyait quérir souvent et s’entretenait avec lui » (Act., xxiv, 25-26).

Paul fit-il quelques miracles devant Félix? L’histoire ne le dit pas, et la chose n’est pas probable. Un miracle, en effet, ne l’aurait pas converti; il n’aurait pu qu’accroître la culpabilité d’un homme justement aveugle parce qu’il était injuste impudique et avare: son incrédulité eût été une faute de plus à porter à ce tribunal de Dieu, dont la pensée l’effrayait sans le toucher. Autre exemple: le même S. Paul est conduit devant l’Aréopage par des philosophes épicuriens et stoïciens, curieux d’entendre celui qu’ils prennent pour un de ces parleurs de philosophie dont ils amusent leur loisir. Qui ne prévoit le succès, sur de telles gens, de la prédication de l’Apôtre? Parler de la résurrection à des philosophes dont les uns ne croient qu’à la matière, dont les autres sont de purs panthéistes, n’est-ce pas aller au-devant d’un échec certain? Aussi les uns se mettent à rire, les autres haussent les épaules; ils renvoient l’Apôtre aune autre fois. Un miracle les eût-il convertis? Nullement. Quelques-uns cependant, un juge et une simple ouvrière, croient à sa parole. Pourquoi? C’est qu’ils n’avaient, eux, aucun système à défendre, et que leur coeur droit, dans la vérité, ne cherchait que la vérité, c’est-à-dire « la gloire qui vient de Dieu seul ».

L’histoire des Pharisiens de l’Évangile, des Épicuriens et des Stoïciens, des Actes des apôtres, se poursuit à travers les siècles, toujours identique à elle-même. Pour admettre le surnaturel, pour se rendre à un miracle même évident, une préparation morale est nécessaire. Qu’entre le fait le plus concluant et l’adhésion à la doctrine que ce fait suppose, il se trouve l’écran d’une passion, d’un intérêt, d’un système, d’un préjugé scientifique, aussitôt nous voyons se réaliser, dans sa plus stricte littéralité, le mot tant répété dans nos saints livres : « Ils ont des yeux et ils ne voient pas; des oreilles et ils n’entendent pas, ils refusent de comprendre de peur d’être forcés d’agir » conformément à la vérité qu’ils ont entrevue. Et, en sens inverse, se vérifie la grande parole de Notre-Seigneur en S. Jean : « Qui facit veritatem venit ad lucem. Celui-là vient à la lumière qui fait la vérité », c’est-à-dire qui aime la vérité, qui la cherche avec conscience, qui pratique tous les devoirs qu’elle lui impose, dans la mesure même où il les connaît.

R. P. LESCOEUR. Faits surnaturels contemporains les vrais et les faux miracles. 12 ed. Paris: A. Roger et F. Chernoviz, 1900. Chapitre XII p. 167-173.

[1] Joan., a, 23; Malth., ix, 4 ; XII, 25; Luc, vi, 8; ix, 47; xi, 17.


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